vendredi 2 novembre 2012

Naufrage du steamer Victoria 3

Naufrage du Victoria


Le nombre des victimes



Dieppe, 15 avril, 7 h. 15 soir.
La grande nouvelle du jour, c'est que le Compagnie des paquebots de Dieppe à Newhaven connait le chiffre exact des morts. Leur nombre est de onze, savoir : les quatre personnes dont les corps ont été retrouvés, et sept dont on reste sans nouvelles.
Pour que l'on soit aussi affirmatif à cet égard, il faut que la compagnie ait pu reconstituer, par les déclarations qu'elle a reçues, le nombre des passagers retrouvés vivants. Je le souhaite sincèrement.
On n'a pas retrouvé de nouveaux cadavres, malgré le bruit qui s'en était répandu en ville,parce qu'on avait vu expédier des fourgons au cap d'Ailly ; mais ces fourgons allaient tout simplement chercher les épaves recueillies tant à Ailly qu'à Quiberville et tout le rivage voisin. J'ai vu ces épaves ; il y a quelques malles qui paraissent ne pas avoir souffert de l'eau ; mais la plupart sont fort avariées.


Visite au steamer échoué


Dieppe, 15 avril, 7 h. 45, soir.
Ce que je vous disais hier s'est confirmé. On a commencé aujourd'hui – la chose étant devenue possible par suite de l'état de la mer – à s'approcher du paquebot Victoria.
M. Marin, directeur de la Compagnie de l'Ouest, et le capitaine White, chef du service de la navigation de Dieppe à Newhaven, accompagnés d'un sauveteur anglais, sont allés en canot visiter le steamer. De cette première exploration, il résulte que le renflouement su navire est possible.
La compagnie s'est adressée à la maison Flechter, de Londres, qui entreprendra le relèvement à l'aide de sacs de caoutchouc rempli d'air. On va, me dit-on, se mettre à la besogne immédiatement.

A midi, M. Swift, de Genève, est arrivé, comme il avait été annoncé. Il s'est rendu, faubourg de la Barre, chez M. Lee Jortin, le consul anglais, où il a retrouvé son fils cadet, unique survivant de sa famille. L'infortuné, accompagné du consul, est allé à la morgue, où il a reconnu sa femme et son dernier fils, Pierre.
Fécamp, 15 avril, 11h.40, matin

Les derniers naufragés du Victoria débarqués à Fécamp, un peu remis de leurs fatigues et de leurs émotions par un bon jour de repos, ont quitté ce matin la ville par le train de 11 h. 27 après avoir reçu chez les habitants une généreuse et cordiale hospitalité.
Mme York et Mlle O'Neil débarquées à Fécamp en même temps que les trente-sept autres n'ont pas été comprises sur la liste que vous avez publiée, ce qui porte à trente-neuf le nombre des personnes arrivées dans notre port.


C'est certainement au bateau de sauvetage de Saint Valery en Caux que les trente-sept passagers du Victoria, partis à la dérive, dans deux canots, doivent d'avoir été recueillis.


Le Pays de Caux raconte comment, malgré la difficulté, le bateau de sauvetage a pu aller au secours de ces malheureux :
«Vers huit heures du matin, le pilote Marchand, en observation sur la falaise d'aval, aperçut à l'est du port deux embarcations de naufragés et qui paraissaient se diriger vers la terre; voyant le danger et l'impossibilité pour ces malheureux d'accoster le rivage sans courir à une mort certaine, tant la mer était grosse et déferlait avec violence, il les avertit du danger. A ce signal ils regagnèrent le large, se laissant aller au gré du vent et du courant. Le comité de la Société de Sauvetage, prévenu aussitôt, se réunit. Une équipe de treize volontaires se présenta immédiatement et le canot, armé en un instant, fut sorti et descendu sur sa glissière.


Mais, par malheur, la mer était basse et le chenal à sec; cette circonstance fatale, qui n'avait pas permis aux naufragés d'entrer dans le port, ne permettait pas non plus au canot d'en sortir.


Heureusement, si l'avant-port était vide, notre basin possédait un grand volume d'eau, on ouvrit toutes les portes et l'irruption soudaine de ce vaste réservoir providentiel permit de lancer et de mettre à flot le life boat (bateau de vie, comme disent les Anglais) qui, sous l'impulsion de la chasse, vola comme une flèche et, malgré fond, vagues et brisants, gagna le haute mer.
Tout n'était pas fini cependant. Il s'agissait pour le canot sauveur de retrouver ces coquilles de noix presque invisibles. La direction du vent et du courant étaient un guide il est vrai. 

Les malheureux naufragés aussi veillaient et l'un d'eux, au bout de peu de temps, aerçut sur la crète des vagues, la coque du Jean Dufour ; il agita aussitôt son mouchoir en criant « Hurrah ! Pour les sauveteurs » ; son signal fut compris.

 A ce moment les deux canots dont les équipages impuissants étaient paralysés par le roid et la fatigue ne naviguaient même plus de conserve et se trouvaient séparés l'un de l'autre d'environ deux cents mètres. On parvint pourtant à les aborder.


Mais là, nouveau péril. Ces pauvres gens, au nombre desquels beaucoup de femmes affolées par le désespoir, se ruèrent sur le canot de sauvetage au risque de le faire sombrer. 


Enfin tout se passa sans accident ; mais la persistance du vent contraire et la grosse mer, on ne pouvait pas songer à gagner Saint Valery. Le patron Cantrel, dont on ne saurait assez louer l'énergie et le sanf-froid comme celui de son équipage, résolut de faire voile pour Fécamp.


M. le commissaire de la marine de Saint Valery avait informé son collègue de Fécamp de cet événement. Ce dernier donna ordre aussitôt au Humbold de prendre la mer pour prêter son concours au canot de sauvetage de Saint Valery. Il le rencontra par le travers des Petites Dalles à distance à peu près égale des deux ports. »


On sait le reste.

Naufrage du steamer Victoria 2

Le naufrage du Victoria


Les cadavres



Dieppe 14 avril, 6 h. soir.
La mer avait elle, la nuit, rejeté de nouveaux cadavres ? Les recherches faites, tant par la Compagnie de Dieppe à Newhaven que par l'autorité administrative, allaient elles mettre fin aux incertitudes en faisant connaître définitivement le nombre des survivants et, par suite, le nombre des morts ? Telles étaient les deux grandes préoccupations qui, ce matin, se partageaient les esprits en ville.
La Journée n'a malheureusement apporté aucun résultat positif, pour les raisons que j'indiquerai plus loin.


Avant toute chose, je suis allé voir les cadavres apportés hier soir à la morgue dans le fourgon envoyé à Saint Aubin sur Mer par M. Marcillet, chef de la gare maritime. Triste tableau ! Au moment où j'arrive à la morgue, les quatre cadavres sont côte à côte sur l'espèce de lit de camp qui sert de salle d'exposition. La foule les contemple à travers un vitrage. Deux sont déjà recouverts de la bâche qui indique qu'ils sont reconnus. Mais une indéfinissable émotion saisit le spectateur à la vue des deux autres corps. Une femme de trente-cinq à quarante ans et un petit garçon de sept ou huit ans, dans la posture de personnes assises.
Le petit garçon a la tête penchée sur l'épaule gauche, les paupières baissées comme s'il dormait ; et l'illusion est d'autant plus grande que sa joue droite est encore colorée et a l'apparence de la vie. L'autre joue est d'une pâleur livide. C'est un blondin ; il a ce qu'on appelle une figure intéressante. Le pauvre petit semble s'être endormi du dernier sommeil sans avoir vu venir la mort, tant ses traits sont calmes. Aucun désordre dans ses habits. Ses bras sont allongés contre son corps, naturellement. Il est vêtu d'un paletot de drap brun clair, gilet de velours même couleur, ainsi que la culotte, serrée aux genoux. Des bas noirs et des bottines à lacet. Aux mains, de gros gants noirs.
La femme, peut-être sa mère, porte au contraire sur ses traits l'expression d'une suprême angoisse. La bouche est entr'ouverte et légèrement tordue ; l'œil gauche est déjà vitreux et presque fermé ; mais l'œil droit, fixe, hagard, dit toute l'épouvante du dernier moment. Le front est tout ensanglanté. Les cheveux, d'un blond châtain, sont dénoués et tombent sur les épaules.
Les mains crispées se serrent sur la poitrine. La robe est toute dégrafée et découvre une camisole blanche très serrée ; le pied droit est déchaussé.
Quel pénible contraste entre cette attitude tourmentée et celle de l'enfant ! Qui sont ces deux êtres réunis dans une si terrible mort ?


Des deux autres victimes qui dorment sous une bâche, l'une est positivement reconnue. C'est Mme Lacroix, de Brighton, une anglaise, malgré son nom français. Elle a une soixantaien d'années. Elle a été reconnue par son mari, un homme du même âge à peu près, qui s'est présenté vers huit heures du matin. Scène déchirante ! L'infortuné, ne pouvant plus douter de son malheur, voulait monter sur le funèbre plancher pour embrasser la compagne à jamais perdue de sa vie. On a eu toutes les peines du monde à l'arracher à cette poignante contemplation.


Quant à l'autre femme on ignore son nom. Mais deux dames sont venues qui ont dit la reconnaître à la difformité caractéristique de ses pieds. L'un est un pied-bot, enfermé dans un appareil spécial ; l'autre n'est que déformé. Les deux dames sont parties sans laisser son adresse, mais en disant qu'elles allaient écrire à sa famille. Notons seulement que le porte-monnaie trouvé dans sa poche porte les initiales J.B.




Le petit Swift



Dieppe, 6 h. 30 soir.
A Pourville où je suis passé, j'ai vu Paul Graff, dont l'hôtel a été le premier asile de tant de malheureux naufragés. Le dernier est parti de chez lui il y a deux heures environ ; c'est cet Anglais qui s'est sauvé, sur une épave a t-on dit d'abord, mais il ne sait trop comment lui-même tant l'émotion a brouillé ses impressions. Il ne se rappelle qu'un fait certain, c'est la vue de ses compagnons qui s'attachaient à ses pieds et qu'il a du repousser pour ne pas se perdre lui-même sans pouvoir les sauver.
Il se nomme Daniels et occupe un petit poste dans une ambassade, à Paris, rue du Faubourg Saint Honoré.
C'est lui qui a amené à l'hôtel de Paul Graff le petit Godfrey Swift. Ce malheureux enfant qu'il a rencontré on ne sait comment en touchant terre, lui avait raconté en pleurant qu'il avait vu périr sa mère, ses deux frères et sa sœur.
Daniels, arrivé chez Graff, l'a laissé aux soins de deux autres naufragés, un lieutenant-colonel retraité, M.Brain et sa femme, qui ont demandé à 'en charger, et l'ont emmené avec eux à Dieppe, à l'hôtel Royal.
Si j'entre dans ces détails, c'est que Daniels, en quittant Pourville cette après-midi, s'est rendu à à la morgue de Dieppe, où, à la vue des deux cadavres exposés, il a déclaré que, selon lui, l'enfant est le frère du jeune Swift, et la femme, sa mère. Son opinion a sa valeur, car il avait très bien remarqué Mme Swift sur le bateau.
On a voulu épargner au petit survivant la douleur de reconnaître les siens, si ce sont bien eux. On ne tardera pas d'ailleurs à être fixé, car une dépêche reçus cette après-midi, annonçait que le père allait arriver de Genève pour chercher son fils. En attendant, le consul anglais, M. Lee Jortin, a pris l'enfant avec lui.
Puisque je viens de parler de l'Hôtel-Royal, j'en finirai en citant les noms des autres naufragés qui y sont descendus :
Un clergyman écossais, R. George Clazy ; le prêtre catholique irlandais, R.C. Tatis, de Dublin ; Ed. Robinson, de Gewsley (Middlesex) ; H.W. Hunting, de Cambridge ; Alex Metsh de Francfort ; R. divin Robertson et Mme Robertson ; Wallington et son fils.



Le Récit d'une Naufragée


J'ai tâché, dans mes dépêches d'hier, de vous donner la physionomie exacte de la terrible scène qui s'est produite à bord du steamer Victoria au moment de la catastrophe. Aujourd'hui encore, j'ai pu interviewer quelques uns des naufragés. Beaucoup n'ont gardé qu'un souvenir confus de ce qui s'est passé, et cela se conçoit ; dans un pareil danger, on n'a pas toujours sa présence d'esprit. Pourtant, il est une personne qui m'a paru avoir garder l'image très précise de ce qu'elle a vu : c'est une jeune Anglaise dont la famille habite Budapest. Elle venait de Londres et se rendait à Paris.
« Je n'ai pas été trop afffolée, m'a t-elle dit ; j'ai bien compris que nous étions en péril de mourir; mais j'étais résignée. J'ai bien admiré le prêtre catholique qui a donné la bénédiction aux pauvres gens qui ont disparu tout de suite sous l'eau. Il a confessé plusieurs personnes. Il y avait aussi à côté de moi un clergyman du culte protestant, homme d'âge, accompagné de sa femme. Ce révérend se disposait à sauter dans le second canot;mais sa femme a eu peur et s'est presque évanouie. Alors, ils se sont assis l'un à côté de l'autre, sur le pont, la main dans la main. Et ils ont attendu ainsi. Enfin, ils sont descendus, comme moi, dans le dernier canot. J'avais à la main trois petits colis que j'espérais emporter avec moi, mais on m'a obligé à les laisser sur le bateau.»

Au Cap d'Ailly



Dieppe, 7 heures.
Ce qu'il est allé de personnes à la pointe d'Ailly voir de près le bateau naufragé serait bien difficile à énumérer. Toutes les voitures à deux chevaux et les omnibus étaient en réquisition pour ce pélerinage d'autant plus lugubre, le matin, que le temps était mauvais et que les rafales souflaient au visage une pluie glacée.
Mais ceux qui se sont dérangés en ont été à peu près pour leurs frais. Même à marée basse, le steamer découvre très peu : l'avant est enfoncé, l'arrière seul émerge. On pourrait presque dire que, de Dieppe, avec une bonne longue vue, on en aperçoit tout autant que de près, car on distingue assez facilement les deux cheminées, toutes droites, ainsi que les deux mâts.
Du pied du phare, le steamer paraît tout proche de la côte ; mais en réalité, il est immobilisé à plus d'un kilomètre.


On n'a pu encore aller à bord ; sans doute le pourra t-on demain. C'est un point urgent, car on peut penser qu'il est resté à l'intérieur quelques corps de passagers surpris par l'invasion subite de l'eau dans les cabines de l'avant. Je souhaite que cette supposition soit mal fondée ; mais il est nécessaire de savoir à quoi s'en tenir. J'ai appris que l'autorité administrative a insisté d'une façon toute spéciale pour que l'exploration de l'intérieur soit faite au plus tôt et par tous les moyens possibles.
Beaucoup de touristes ont profité de leur promenade pour visiter l'intérieur du phare d'Ailly et mettre leur signature sur le registre ad-hoc ; par la même occasion, ils ont jeté un coup d'œil sur cette fameuse sirène qui est restée su malencontreusement muette à l'heure où elle aurait du chanter. Elle est installée dans un bâtiment tout proche du phare, sa « gueule », semblable à un canon évasé, s'allonge au dehors sur une plate-forme où elle peut, grâce à un système de roues, évoluer en demi-cercle, suivant la direction où il est nécessaire de faire porter sa voix.
A l'intérieur du bâtiment, sur un tableau noir, sont inscrites à la craie l'heure de l'allumage (4heures10) et celle trop tardive, hélas ! Où la sirène a commencé à mugir (5heures10) ; deux chiffres qui auront leur importance dans l'enquête.
Dans un magasin voisin, on entasse une foule d'épaves recueillies sur la plage de Quiberville ; des caisses, des bouées, es coussins de banquettes, toute une cargaison de chapeaux qui sortiront de là bien défraîchis.



Dieppe, 7 h. 15.


A l'heure où je quitte Dieppe, aucun fait nouveau ne m'est signalé. On n'a point retrouvé d'autres cadavres, et il y a malheureusement tout lieu de penser qu'on n'est pas près de sortir de l'incertitude où l'on est encore sur le nombre réel des morts ! On a bien les noms de tous les naufragés qui sont descendus dans les hôtels de Dieppe, comme des trente-sept qui ont été recueillis hier dans les deux canots abordés à Fécamp. Mais on n'arrive pas au chiffre de quatre-vingt-quatorze.


Comme il arrive toujours en pareille occurrence, Un certain nombre de ceux des passagers qui ont touché terre soit à Dieppe, soit ailleurs, sont partis pour leur destination sans donner leurs noms, sans rien réclamer. Plusieurs se feront sans doute reconnaître pour rentrer en possession des malles et autres épaves recueillies. Mais les autres !